Stases, 2018
Double projection, sonore, 11’
Films 16mm digitalisés et synchronisés

Production : Le Fresnoy Studio des Arts Contemporains
Fnagp / Fondation des artistes
Drac Île-de-France


EX-STASI 

Je ne pensais pas me retrouver ici. Ce n’est pas que j’avais prévu d’être ailleurs, là-bas ou plus loin encore. L’envie de bouger me concerne assez peu. J’aime habituellement demeurer immobile, parfois même un peu prostré, comme si le regard de Méduse m’avait pétrifié. Pourtant il me semble cette fois-ci avoir changé de place. Car je ne reconnais pas vraiment l’endroit où je me trouve. Il ne m’évoque rien. C’est la première fois que je le vois. Il n’a pourtant rien de bien remarquable, si ce n’est bien entendu le fait de m’apparaître comme nouveau. Cela j’en suis sûr. Je n’ai jamais traîné les pieds par ici. On m’y a installé il y a quelques instants. On ? Deux hommes en uniforme beige qui n’avaient pas l’air commode et que je ne connaissais pas. Ils m’ont fait asseoir sur une chaise, donné un livret d’instructions et sont partis en silence aussitôt après. Me voilà donc seul, face à mur d’écrans aux images noires et blanches. J’ai également devant moi une grande console de boutons et de manettes multicolores, et, juste à ma droite, à portée de main, un guéridon en bois où se trouve un vieux téléphone en bakélite.

Je ne sais pas vraiment ce que l’on attend de moi dans cette pièce dont je ne peux juger les dimensions spatiales. La lumière des écrans éclaire seulement la console de travail et son halo ne va guère plus loin. Aussi tout ce qui m’entoure est-il plongé dans un noir dense et inquiétant. Sur les écrans, défilent des vues de circulation routière, de passants qui s’engouffrent dans le métro, de gens qui discutent devant un immeuble, d’enfants qui jouent dans leur chambre, d’amants qui se griffent et se mordent. Je ne vois aucun lien entre toutes ces images. Parfois des chiffres et des mots s’affichent en surimpression et disparaissent. Ce doivent être des informations cruciales sur ce qui se passe. Mais je ne fais aucun effort pour les interpréter. J’observe seulement d’un œil détaché ce qui s’écoule comme l’eau du robinet : des milliers de pixels qui tentent d’imiter le réel. De temps en temps, un visage ressort dans un petit carré, et, la reconnaissance faciale aidant, c’est une personne qui se livre à son insu : son nom, son adresse, son métier, son casier judiciaire, son livret de famille, la liste des derniers médicaments qu’elle a pris, des derniers retraits d’argent qu’elle a faits, la cartographie de ses déplacements récents, ses dernières interventions sur les réseaux sociaux, ses opinions politiques, religieuses, esthétiques, sociales résumés en quelques phrases, l’état de son compte en banque. En quelques secondes, tout d’une vie apparaît, comme sur les grands panneaux d’affichage des gares ou des aéroports où les lettres s’affolent dans un bruit d’élytres de coléoptère.

Bruce Bégout, 2018